LE SALUT VIENT DES JUIFS (Jn 4,22)

P. Frédéric Manns, OFML’histoire du salut affirme la continuité entre Israël et l'Eglise en même temps que la nouveauté apportée par Jésus de Nazareth. Nostra Aetate est respectueux de la façon différente dont le judaïsme se définit lui-même. Dès le début de son pontificat, à Mayence, le pape Jean-Paul II a osé déclarer: "Nos deux communautés religieuses sont liées au niveau même de leur propre identité"(12 mars 1979). A la grande synagogue de Rome, le pape déclara: "La religion juive ne nous est pas "extrinsèque" mais, en un certain sens elle est "intrinsèque à notre religion. Nous avons donc à son égard des rapports que nous n'avons avec aucune autre religion. Vous êtes nos frères préférés et, dans un certain sens, on pourrait dire nos frères aînés"(13 avril 1986).

Ces paroles s'inspirent de l'image paulinienne de l'olivier franc qu'est Israël sur lequel ont été greffés les rameaux de l'olivier sauvage que sont les païens (Rm 11,16-24).

Penser cette relation de continuité et de rupture à l'intérieur de l'unique dessein de Dieu est urgent pour qui vit en Israël. Peut-on affirmer qu'il n'existe qu'une seule alliance qui engendre l'unique peuple de Dieu? La continuité entre Israël et l'Eglise serait bien mise en évidence de la sorte. L'argument décisif souvent cité est la phrase de Paul: "les dons de Dieu sont sans repentance". Israël et l'Eglise unies dans un même dessein de grâce et de miséricorde marcheraient ainsi vers le même but eschatologique. Le Christ n'apporterait aucune rupture alors, mais seulement une nouvelle interprétation de la Loi et une ouverture aux païens. La bénédiction d'Abraham rejoindrait ainsi toutes les nations. Le Christ serait l'anneau de jonction entre les deux communautés.

Cette affirmation contient cependant un risque: elle reprend subtilement la théologie de la substitution qui veut que l'Eglise réalise ce qui est implicite en Israël et le substitue dans le mystère de la rédemption. Elle réduit ensuite la nouveauté chrétienne à la seule ouverture aux païens. Comment expliquer alors la rupture et la discontinuité du message chrétien qu'on ne peut pas attribuer à Paul tout seul. La nouveauté chrétienne d'un Dieu incarné est totalement oubliée. Elle heurte de front le judaïsme. La venue du Messie que le judaïsme attend pour la fin des temps est au centre de la foi chrétienne. Jésus et le Messie de l'espérance hébraïque qui accomplit les promesses faites aux Pères. L'Eglise est consciente de porter l'espérance d'Israël, tout en se distinguant de lui. Les temps eschatologiques sont déjà inaugurés pour les croyants. C'est Jésus qui unit et qui divise à la fois les deux peuples. Il est vrai que les fêtes majeures de l'Eglise sont les fêtes juives célébrées par le Christ. Mais la fête de l'annonciation, de la nativité du Christ et de la Trinité n'ont pas d'antécédents dans le judaïsme.

La théologie des deux alliances a opposé longtemps le judaïsme et le christianisme jusqu'au point de présenter l'Eglise comme substitution d'Israël. Il est donc urgent de souligner que les deux alliances doivent être situées dans l'unique dessein de Dieu. Judaïsme et christianisme doivent demeurer deux réalités ouvertes, dépendantes de l'initiative divine dans l'histoire et orientées vers l'accomplissement des promesses divines. Les chrétiens doivent considérer à la fois le judaïsme dans son autonomie et dans son affinité avec le christianisme. Oublier la particularité historico-salvifique d'Israël signifie s'exposer à un appauvrissement pour le christianisme.

Les modèles herméneutiques proposés dans le passé pour comprendre la relation entre l'Eglise et la Synagogue ont varié: du dualisme d'opposition à la complémentarité en passant par l'allégorisme de la substitution. Plusieurs de ces modèles étaient déjà connus par le judaïsme.

Le modèle dualiste qui oppose le Dieu violent de l'Ancien Testament au Père aimant du Nouveau Testament remonte à Marcion. L'inspiration gnostique qui l'habite n'a pas de bases bibliques: elle oppose le monde, la matière et la chair à l'esprit. Le vin nouveau apporté par Jésus ne peut pas être versé dans les outres de l'Ancien Testament, répétaient les tenants de cette position.

Le modèle allégorique aboutit à la spiritualisation de l'Ancien Testament étudié malgré tout avec amour et zèle. La typologie et la lecture symbolique de l'école d'Alexandrie qui insistent sur le sens spirituel qui dépasse le sens littéral préparent une mentalité inspirée par le dualisme hellénistique où l'Ancien Testament risque de perdre sa consistance et sa valeur historique. Philon avait déjà ouvert cette voie.

Dans le désert de Juda un groupe d'esséniens a manifesté un autre modèle de séparation par rapport à la société juive contemporaine : celui du vrai Israël. Ce modèle de séparation est en fait un modèle de réduction de la communauté aux proportions d'un groupe de parfaits, se proclamant le seul et unique groupe des fils de lumière. Ces gens se partageaient Israël et le monde et plus encore la vérité avec les fils des ténèbres et du mensonge. Leur doctrine dualiste se durcit, il n'y eut plus vraiment d'Israël, mais une communauté retirée de saints assimilée à l'assemblée céleste des anges. Ce groupe vivait en situation permanente de sanctification et se voulait séparé de la masse des hommes. Ce modèle élitiste disparut dans la résistance contre Rome, mais continue à revivre de nos jours dans l'Eglise.

Si le modèle dualiste exploite une logique de contrastes, le modèle anthologique tend à intégrer les différences. Le meilleur de l'Ancien Testament est alors incorporé à l'identité spirituelle de l'Eglise. Un choix s'opère entre ce qui est retenu valable universellement et ce qui apparaît dépassé. Le modèle anthologique finit souvent par devenir un modèle apologétique. L'adage de St Augustin "Novum Testamentum in Vetere latet; Vetus in Novo patet" ouvre la voie à ce type de lecture.

Le modèle des deux voies parallèles de salut qui définit Jésus le sauveur des chrétiens tandis que la Loi aurait le même rôle pour les Juifs, oublie l'affirmation de Paul qui voit en Jésus l'unique médiateur. Cette médiation de salut se fait cependant dans la kénose totale.

Au modèle de la substitution ou du transfert d'alliance le concile Vatican II a voulu apporter d'heureux correctifs. Jésus n'est pas un substitut à Israël, mais l'accomplissement d'Israël. C'est la position officielle que les chrétiens répètent actuellement. Ce qui ne veut pas dire que le christianisme soit l'accomplissement d'Israël.

Un problème sérieux se pose cependant, car tout accomplissement véritable est exhaustif. Derrière et devant lui il n'y a plus rien. On est à nouveau dans une impasse. Les juifs définissent d'ailleurs le christianisme comme le déplacement d'Israël, non pas comme son accomplissement.

Le modèle qu'il faut instaurer lorsqu'on aborde les rapports entre Israël et l'Eglise est un idéal qui respecte la signification religieuse d'Israël et la valeur de l'Ancien Testament en soi. L'appartenance chrétienne à Israël appartient à un modèle original qui remonte à l'Eglise de la circoncision. L'Ancien Testament conserve sa valeur structurale pour le chrétien parce que Jésus l'a observé. L'alliance de Dieu avec son peuple demeure au coeur de l'existence juive. Jésus est le "oui" donné à l'alliance (2 Co 1,20). La réponse du juif proclamée dans le Shema : "tu aimeras" garde sa valeur, parce que Jésus l'a définie comme le premier commandement. Avec Jésus Dieu entre dans l'histoire des hommes pour la transfigurer.

Mais si des chrétiens de la gentilité et des Juifs religieux veulent dialoguer, il sera de moindre utilité de lire ensemble les Ecritures hébraïques qui sont communes. Les chrétiens auront tout à gagner à apprendre à lire les textes rabbiniques avec les Juifs et les Juifs auront tout bénéfice à apprendre à lire le Nouveau Testament avec des chrétiens. Il faut avoir le courage de se poser d'emblée comme différents et de s'instruire en priorité sur ce qui distingue plutôt que de souligner, comme on le fait en général, ce qui unit. Dans un deuxième temps, le problème de l'origine de l'un et de l'autre, celui des liens mutuels pourra être envisagé et approfondi pacifiquement, jusqu'à l'évocation des conflits et des drames du passé qu'on ne peut pas ignorer. Quitter la problématique du vrai ou du faux permet d'entrer dans celle du différent. Chacun se comprendra alors avec sa différence en fonction de ce qu'il doit à l'autre. C'est une démarche d'authenticité plus que de repentance qu'il faut accomplir. Parler de suite de succession ou d'héritage, même de façon corrigée, c'est s'avancer sur un terrain miné et mène à la division.

Dans cette ligne l'accomplissement d'Israël apparaît comme un faux problème. Jésus accomplit seulement les Ecritures. On se libère ainsi du poids bimillénaire d'une démarche polémique aux effets collatéraux nocifs. A l'origine il y eut l'argumentation de Jésus avec les scribes, les Pharisiens et les Sadducéens. Paul de Tarse et Ignace d'Antioche repensèrent ce problème dans un contexte polémique. Le fondateur du christianisme et les penseurs qui l'ont suivi firent un usage pédagogique de l'accomplissement des Ecritures. Avant eux les Esséniens utilisèrent largement ce procédé en vue de montrer que leur communauté donnait aux oracles des prophètes leur sens exact. La question posée est celle de l'interprétation juste des Ecritures et celle de leur signification ultime. S'il y a débat, l'enjeu ne peut être que celui de la vraie Loi, et non celui du véritable Israël. Jésus proclama l'avènement du royaume de Dieu et non pas d'un Israël vrai ou nouveau. Paul nommera la même réalité l'Israël de Dieu par opposition à l'Israël selon la chair. Royaume de Dieu et Israël de Dieu sont synonymes. Mais il s'agit de tout autre chose qu'Israël en tant que groupe national. Cette distinction est fondamentale et conditionne deux identités différentes.

Historiquement le débat devint crucial dans le Dialogue de Justin avec Tryphon. Les deux groupes, chrétien et juif, cherchaient alors à préciser leur identité, plus encore leur légitimité face à un héritage de culture commune. La polémique déjà présente dans le Nouveau Testament prit à chaque étape une charge nouvelle. Le problème herméneutique mal compris aboutira à des dérives, voire même des violences, en répétant le thème de l'accomplissement dont on ne saisissait plus l'objet. La théologie du transfert d'alliance est à évaluer dans ce contexte. Elle sera toujours récusée par les Juifs.

C'est une théologie de la différence et du partenariat qu'il faut avoir le courage d'instaurer pacifiquement, plutôt que de parler d'accomplissement qui répète avec quelques variantes le thème de la substitution. L'image de l'olivier greffé de Paul peut intervenir ici pour justifier ce choix. Du sujet porteur qui reçoit le greffon il ne reste rien qui se distingue et que la vue puisse identifier. Il n'y a plus que l'arbre né de la variété greffée. Une autre image, celle des deux explorateurs qui reviennent du pays de Canaan portant sur leurs épaules une grappe immense, permet de mieux saisir le partenariat. Les deux portent la grappe qui symbolise le Christ. Mais le premier ouvre la voie sans voir celui qui suit, tandis que celui qui ferme la marche voit celui qui ouvre la route à travers la lumière du Christ. C'est ainsi que les Pères de l'Eglise ont expliqué cette scène biblique.

Le Nouveau Testament incarne l'Ancien au sens où l'alliance réalisée en Jésus rend possible la compréhension du pacte dans sa plénitude. Il n'est pas question d'une ou de deux alliances: l'économie du dessein de Dieu est une. Elle affirme l'unique dessein d'amour de Dieu pour son peuple. Il s'agit du mystère de Dieu qui veut englober tous les hommes dans le salut. Les formes de réalisation de ce dessein changent depuis l'alliance avec Noé, celle d'Abraham et celle du Sinaï. L'alliance scellée dans le sang du Christ ne nie pas les autres, mais les intègre toutes. Israël et l'Eglise doivent se définir en termes de différences et de complémentarité. Le Nouveau Testament illumine l'Ancien et l'Ancien donne au Nouveau ses racines solides tout en conservant sa valeur constitutionnelle. La permanence d'Israël en est le signe. L'Eglise n'annule pas Israël, qui continue sa recherche de Dieu à travers les Ecritures. La réconciliation entre les deux peuples a une dimension eschatologique et rappelle que le pèlerinage vers la Jérusalem céleste n'est pas encore achevé, car l'Eglise n'est pas le royaume. Peut-être arrivera-t-on un jour à la sagesse rabbinique qui affirme des écoles de Shammai et de Hillel: Celles-ci et celles-là sont les paroles du Dieu vivant. Ou bien reprendra-t-on la parabole de Jésus: Un père avait deux fils.

Parler du "mystère" d'Israël (Rm 11,25), c'est reconnaître que la signification dernière de l'histoire du salut nous échappe. Tout n'est pas dévoilé parce que tout n'est pas accompli. L'Eglise proclame que Jésus Christ est l'unique Sauveur du monde, et qu'elle vit de sa mort et de sa résurrection. Mais la permanence d'Israël est le signe de ce qui lui manque pour la complète réalisation de sa mission. Face au "déjà là" de l'Eglise, Israël est le témoin du "pas encore". Le peuple juif et le peuple chrétien sont ainsi dans une situation d'émulation réciproque. Les chrétiens se réjouissent du "déjà là", tandis que les juifs rappellent le "pas encore". Cette tension est au centre de toute la vie de l'Eglise, puisque dans la liturgie eucharistique elle appelle le retour de son Maître: "Viens. Seigneur Jésus".

P. Frédéric Manns est professeur des Saintes Écritures à la Studium Biblicum Franciscanum à Jérusalem


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